Rendre visible l'invisible

Par Sharon Murphy, membre de l’équipe de recherche du projet Pauvreté invalidante/citoyenneté habilitante et membre du Conseil de Canada sans pauvreté.

(Allocution présentée au Forum social canadien 2009)

J’aimerais donner le ton à cette allocution en me concentrant sur les réalités quotidiennes des personnes handicapées vivant dans la pauvreté. Je veux que l’invisible devienne visible et pour cela, je vous raconterai l’histoire de trois hommes que j’ai rencontrés et qui mendient dans la rue principale de Halifax.

Le premier est dans la quarantaine, aphasique et paralysé du côté droit. Comme je suis sourde, nous avons eu des communications épiques. Il a été attaqué, sans aucune provocation de sa part et presque battu à mort par une bande de trois jeunes. Il vit de l’aide sociale. Après avoir payé son loyer de 550.00 $ par mois, il lui reste 300.00 $ pour tout le reste, Il mendie donc pour compléter.

Le deuxième gentleman, et je dis bien gentleman dans tous les sens du terme, est atteint d’une forme rare de cancer du sein. Il souffre également du dos, des hanches et des genoux suite à un accident de voiture. Après avoir déménagé du Nouveau Brunswick à Halifax, il a dû fournir une preuve de résidence de trois mois pour être admissible à l’aide sociale. Il a vécu dans la rue pendant ce temps-là. Maintenant, il reçoit l’allocation d’aide sociale. Après avoir payé son loyer, il lui reste 318.00 $ pour vivre et couvrir tous ses autres besoins. Il tente de se perfectionner pour obtenir son diplôme d’école secondaire. Il mendie pour accroître son revenu.

Le troisième gentleman se bat contre un cancer du colon. Il se déplace grâce à des béquilles. Il a subi et doit subir de multiples opérations chirurgicales pour sa cellulite qui lui a carrément fait un trou à travers la jambe. Il attend d’être hospitalisé avec impatience. Mais cela le panique un peu; il mendie pour recueillir l’argent dont il a besoin. Un des médicaments pour son cancer coûte 30 000 $ par an. Il a dû se battre avec les Services communautaires pour qu’ils assument la facture. Cela a retardé le traitement et l’a énormément stressé. Il vit constamment dans la crainte de se voir couper l’électricité. Il complète son revenu par la mendicité.

Je décrirai la personne suivante comme un chef de file communautaire. Il participe à plusieurs groupes anti-pauvreté. Ses propos étaient très instructifs. Il est aveugle et dissuader les gens de la croyance selon laquelle les personnes handicapées sont couvertes par le RPC. Je n’entrerai pas dans les détails mais les critères d’admissibilité au RPC ont été modifiés, compliquant l’accès des personnes avec des déficiences. Auparavant, il fallait avoir cotisé trois ans sur les cinq années précédant la survenance de la déficience. Maintenant, c’est quatre sur six. Autre modification, le montant du revenu annuel requis avant de pouvoir cotiser au RPC. Il a également constaté que les Services communautaires ne faisaient pas la différence entre les personnes handicapées forcées de dépendre de l’aide au revenu à long terme et celles qui ne demandent qu’une aide de courte durée. Elles obtiennent la même prestation pour le loyer et l’abri. L’un des problèmes, c’est que le programme d’aide sociale ne prévoit pas le remplacement des objets usés; et c’est ce qui survient quand vous bénéficiez de l’aide à long terme. On s’attend à ce que vous alliez dans une friperie ou à la banque alimentaire et que vous vous débrouilliez. Ce gentleman est dans un appartement subventionné et perçoit en tout 542 $ de l’aide au revenu.

J’ai discuté avec une femme atteinte du cancer du sein. Elle était devenue itinérante pour n’avoir pu payer ses factures pendant ses traitements de chimio et de radiation. Elle avait squatté un bateau dans le port de Halifax et puisqu’elle n’avait pas de résidence fixe, n’avait pu bénéficier de l’aide sociale. Elle a un appartement à présent et est prestataire de l’aide sociale. Mais elle a des difficultés à payer la facture d’électricité avec l’argent qu’il lui reste une fois le loyer versé. Elle s’est éclairée avec des bougies pendant trois mois car son électricité avait été coupée.

J’ai constaté que les personnes handicapées vivaient, en général, dans des immeubles à appartements insalubres et dans des quartiers non sécuritaires de la ville. L’un des immeubles a récemment fait la une des média parce qu’il était infesté de punaises des lits. Ce sont les options qui vous sont offertes quand vous êtes pauvre et handicapé, avec en sus, l’indignité. Malheureusement, les termes « pauvre et handicapé » sont plus souvent interchangeables que non.

Je suis membre, depuis plusieurs années, de la Société canadienne de la schizophrénie. Les personnes souffrant de maladie mentale manquent cruellement de revenus adéquats. Deux hommes, atteints de schizophrénie, m’ont raconté qu’un diététicien leur avait signalé une carence en calories dans leur régime quotidien. Mais eux n’avaient pas grand-chose à se mettre sous la dent une fois le loyer et autres dépenses obligatoires payés. Tous les dimanches, à l’Église Unie, je sers à souper aux personnes dans le besoin. Je dirais qu’un bon tiers d’entre elles souffre de maladie mentale. Elles ont désespérément besoin de ce service car il ne leur reste pas assez d’argent pour la nourriture. Vous pouvez lésiner sur la nourriture mais vous ne pouvez éviter le propriétaire.

J’ai rédigé cette allocution après avoir passé un après-midi à faire des appels pour la Société St. Vincent de Paul. C’était ma première expérience depuis mon arrivée à Halifax. Très difficile, bien pire que le travail bénévole que j’effectuais pour la St. Vincent de Paul de Amherst. Nous avons rendu visite à onze (11) hommes et une femme dans des maisons de chambres du même quartier. Je pensais être vaccinée et avoir pratiquement tout vu. Je ne m’étais pas préparée à ce qui m’attendait, des conditions épouvantables que je ne pourrais décrire que par un seul mot : déshumanisant. Quatre de ces personnes étaient des malades mentales. Cela me fait penser aux propriétaires de taudis qui perpétuent la pauvreté et manipulent le système. Ils vivent dans le luxe sur le dos des démunis. C’est obscène et je n’arrive pas à comprendre comment ils peuvent s’en tirer.

Permettez-moi de vous parler d’exclusion sociale, notamment quand elle s’applique aux enfants. On a constamment le sentiment de vivre à l’extérieur et de regarder. Pour mieux vous expliquer, laissez-moi vous raconter ma propre histoire. Lorsque j’avais sept ou huit ans, je voulais désespérément faire partie des Guides. Mais mes parents ne pouvaient payer l’uniforme requis. Et l’un des souvenirs les plus poignants de mon enfance est de regarder à travers la fenêtre de l’église et de voir les autres petites filles réunies pendant la soirée. J’étais à l’extérieur, en train de regarder. Ces souvenirs vous poursuivent jusqu’à l’âge adulte…comme si c’était hier.

J’ai grandi à une époque où l’on ne connaissait pas le régime d’assurance-maladie, à une époque où il fallait payer les visites du médecin et l’hospitalisation. Et les factures médicales créaient une énorme pression sur mes parents. Il fallait trouver l’argent quelque part. Nous avons parcouru beaucoup de chemin depuis l’assurance-maladie.

Aujourd’hui au Canada, des milliers de familles jonglent toujours avec la nourriture et le loyer pour tenter de joindre les deux bouts. Ils étirent leur dollar jusqu’à la corde et vont à la banque alimentaire et dans des friperies. Les mères célibataires luttent pour acheter du lait. Et actuellement, dans notre pays, des gens ont faim.

J’ai une amie dont le bébé est né avec un bec de lièvre. Il avait besoin d’un biberon spécial pour le nourrir, biberon qui coûtait cinquante (50) dollars. Or les parents ne pouvaient l’acheter car ils étaient égorgés par d’énormes dettes estudiantines. La maman nous a raconté sa honte et son embarras en ne pouvant acheter le biberon en pharmacie et en étant obligée de solliciter l’aide de l’hôpital pédiatrique local.

Et il y a aussi l’histoire de cette famille dont la petite fille de cinq ans avait subi une transplantation cardiaque. Ils ont dû vendre leur maison et vivre avec leur famille élargie pour couvrir les dépenses supplémentaires.

J’espère qu’aujourd’hui pour vous, l’invisible est devenu visible.